Dans une suite de photographies de divers formats, dont les bords inférieurs sont alignés comme si elles évoluaient au-dessus d’un horizon virtuel, dans le plein ciel du mur de la galerie, Vanessa Santullo montre quelques humains ancrés au sol et des nuées d’étourneaux innombrables qui se détachent devant d’autres nuées, celles des nuages. Chacun de nous a pu observer avec stupéfaction ces essaims d’oiseaux noirs qui à l’automne et dans nos régions envahissent une partie du ciel, se contractent et se dilatent, façonnent toutes ces trajectoires en des volumes inouïs. Comme Léonard de Vinci dans les taches d’humidité ou les enfants dans les formes des nuages, chacun a cru y reconnaître, l’espace d’un très bref instant, un alambic, un chien, un entonnoir, un parapluie, un pénis en érection, une table à dissection, le système digestif de la vache, voire une soucoupe volante. C’est dire le pouvoir métaphorique de ces figures sans cesse défigurées, de ces formes en déformation constante.
Face à ces photographies au fond bleu, certains croient d’abord découvrir un espace sous-marin peuplé d’organismes mal définis : est-ce du plancton ou du krill, ces particules sont se nourrissent les baleines ? Des bancs de poissons photographiés en contre-jour ? Ou bien des méduses, ces organismes translucides, gélatineux, existant à peine tant la lumière les traverse, incluant des opacités ponctuelles et exhibant de parfaites « gammes de gris » pour reprendre un terme photographique ? A moins qu’il ne s’agisse d’images scientifiques de cellules observées au microscope électronique, ou d’un nuage de particules élémentaires, ou encore, plus prosaïquement, de la dilution d’une goutte d’encre de chine dans un verre rempli d’un liquide bleuté… Tel est notre désir impérieux de résoudre les énigmes et, là encore comme un enfant, de savoir répondre à la question : « Qu’est-ce que c’est ?
Bien sûr, ce sont de banals étourneaux. Pourtant – et c’est déjà moins banal –, lorsqu’on observe leurs évolutions dans le ciel, on n’y voit rien. Pourquoi ? Simplement parce que tout va trop vite. Si vite que l’œil n’a pas le temps de saisir globalement la moindre configuration proposée par cette implacable chorégraphie aviaire. Si vite que tout disparaît avant même d’avoir eu le temps d’apparaître tout à fait. Le cinéma, qu’on aurait d’abord pu choisir comme le médium adéquat pour re-présenter ce spectacle, ne ferait guère mieux, à moins d’imaginer un extrême ralenti.

C’est donc la photographie qui sert ici idéalement à montrer quelques agencements fugaces de ce morphing perpétuel, gelé et enregistré en une infime fraction de seconde. Comme dans la chronophotographie de Marey ou Muybridge, qui permit autrefois de comprendre le galop des chevaux, ou encore comme dans les crash-tests filmés avec une caméra spéciale – sauf que jamais, pour autant que l’on ait bien vu à l’œil nu, et de cela nul ne peut se prévaloir, jamais deux étourneaux ne se sont percutés en vol, mais au fond on n’en sait rien, tout va si vite

Ce sont des apparitions célestes, des phénomènes surnaturels, et là comme ailleurs viennent se nicher quelques fantasmes sexuels, une espèce de Kama-Sutra accéléré, une érotique froide et mécanique, la taylorisation des trajectoires s’identifiant au désir sexuel. Ce sont aussi des sculptures en mouvement, sans cesse remodelées, redéfinies, recomposées, en perpétuel devenir mais à chaque instant parfaites, acquérant tantôt la densité opaque d’une matière dure, tantôt la légèreté d’un grand coton moucheté (et tout est réversible, sans cesse et partout). Ici aussi, la photographie accomplit sa tâche habituelle consistant à présenter en deux dimensions des objets qui dans la réalité en ont trois. La grande profondeur de champ garantit la netteté de tous les plans, jusqu’aux nuages. Mais cet aplatissement, cette projection, prend ici un caractère exemplaire : toute la profondeur de cet essaim volatil se retrouve plaquée sur le plan de l’image, et les effets de densités différentes sont peut-être illusoires. Car, vues sous un autre angle, d’autres densités et d’autres formes apparaîtraient sans doute, nous faisant comprendre que la première image était en fait un trompe-l’œil, une illusion d’optique, un leurre : caractère non décisif de cette photographie qui s’apparente pourtant à l’esthétique de « l’instant décisif ». Mais, contrairement à la procédure mise au point par Henri Cartier-Bresson – le photographe doit bondir sur l’instant où les formes instables de corps en mouvement s’organisent dans le viseur en un ensemble harmonieux –, il n’existe ici aucun instant de ce type, ou alors une infinité : toutes les figures (de patinage, de natation synchronisée, de danse, d’acrobatie aérienne, d’aérobic, de style) proposées par les étourneaux sont équivalentes, tous les instants sont décisifs, il n’y a pas de dramaturgie, pas de suspense, pas d’acmé, pas de clou du spectacle, simplement, la réorganisation permanente, frénétique, implacable, d’une sculpture monstrueuse.

Lautréamont commence les Chants de Maldoror par la description d’« un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup », avec, à sa tête, « la grue la plus vieille et qui forme à elle seule l’avant-garde ». C’est un V majestueux, « peut-être un triangle, mais on ne voit pas le troisième côté que forment dans l’espace ces curieux oiseaux de passage ». A propos de cette organisation, Gilles Deleuze parlerait sans doute d’une variante exemplaire de l’arborescence. Plus loin, au début du Chant cinquième, Lautréamont évoque « les bandes d’étourneaux », leurs tourbillons, leurs configurations changeantes. Tout les oppose aux vols des grues : d’un côté, la forme stable, la hiérarchie, la soumission au chef ; de l’autre, non pas l’informe, mais un morphing permanent, l’absence de hiérarchie visible et de tout chef repérable. Lautréamont explique que le chef des étourneaux, c’est leur instinct. Ce macro-organisme qui pousse par tous les bouts, qui n’a ni commencement ni fin, où chaque partie est équivalente au tout, Deleuze le qualifierait sans doute de « rhizome ».

Voici donc une communauté sans chef, sans hiérarchie, une sorte de groupe anarchique. Paradoxe : les figures créées par cet ensemble – comme une chorégraphie en apesanteur réalisée par des milliers de danseurs aux costumes identiques, ou les immenses foules chinoises réunies dans les stades sportifs afin de faire soudain surgir dans les gradins l’image sidérante du grand timonier pour le seul œil de la télévision –, ces figures évoquent un ordre mystérieux, une géométrie inconnue, une sémaphorique criailleuse dont nous autres humains ignorons tout. Ces figures nous parlent pourtant. Loin de nous laisser indifférents, elles nous effraient par leurs changements à vue, leur rapidité d’OVNI, le nombre effarant et la parfaite coordination de leurs exécutants, l’obéissance inhumaine à une loi inflexible. Elles nous effraient et nous fascinent. Nous y projetons probablement notre horreur d’une société totalitaire aux rouages parfaitement huilés, mais sans chef, où chaque citoyen aurait si bien intériorisé les diktats de la communauté que toute surveillance et toute punition seraient devenues superflues, chacun obéissant d’instinct au « bien » du groupe. Mais d’un autre côté, notre œil se délecte de ces formes parfaites, de ce ballet impeccablement réglé, de cette beauté sans accroc, car ces enchaînements de formes admirables se succèdent à un rythme effréné, avec des accélérations subites et des ralentis imprévisibles qui donnent le tournis et engendrent chez le spectateur la même nausée qu’un tour vertigineux dans le grand-huit d’une fête foraine où le wagonnet n’en finirait pas de monter et de descendre de plus en plus vite sur les rails. En comparaison, les acrobaties aériennes des as de l’aviation évoquent l’apprentissage de la marche chez le petit enfant.

Quelle taille font ces nuées d’étourneaux ? Comment les mesurer ? A défaut de mieux, je répondrais : la taille des tirages photo de Vanessa Santullo. Ce problème d’échelle, cette aporie de la taille réelle de l’objet figuré est aussi un problème propre à la photographie (et certainement pas à la peinture ni à la sculpture). Autant s’interroger, d’ailleurs, sur la taille d’un cataclysme. Obscurcir le soleil, créer la nuit en plein jour, faire perdre la raison, semer la folie, dérégler le temps et tordre l’espace comme le fait la photographie, voilà ce qu’accomplissent les étourneaux : leurs tours et leurs détours nous étourdissent et nous sidèrent, comme cette « émeute de détails » dont parla Baudelaire pour définir la photographie.

On ne s’étonnera donc pas de voir, au début de la suite photographique de Vanessa Santullo, un personnage de dos assister à l’embrasement nocturne d’un feu d’artifice et, dernière image de cette suite, un car de tourisme exhibant une affiche publicitaire d’un film de la série « Harry Potter », où figure le mot « obscur ». La limaille des étourneaux prise dans leur énorme champ magnétique est un signe : les portails de l’étrange envahissent le réel, et de vivants pixels inventent dans le ciel la photographie.

Trop vite
Par Brice Matthieussent

Texte publié à l’occasion de l’exposition Caro Diario, septembre/ octobre 2010  Galerie Arnaud Deschin, Marseille